19 janvier 2023 4 19 /01 /janvier /2023 17:53

 

Un tour vers l’histoire du rose

 

Je me suis penché sur les recherches de l’historien de la couleur Michel Pastoureau : elles illustrent l’histoire de la couleur au Moyen Âge ; ou, plutôt, comment la couleur a été ressentie par nos sociétés. « Il y a l’idée, pour les historiens de l’art, que la ligne prime sur le coloris, avec Platon et Aristote pour qui la couleur semble superflue. À la fin du Moyen Âge, cette idée s’intensifie jusqu’au XVIIe siècle, renaît au XVIIIe siècle et revient au XIXe, avec notamment Delacroix. » Posons cette question du point de vue de la mode, par exemple : Pourquoi le rose c’est pour les filles ? [1] D’après Emmanuelle Berthiaud, historienne spécialiste de l’histoire des femmes, « il a quelques centaines d’années, le rose était plutôt attribué aux hommes ; il était considéré comme une variante du rouge, marquant la masculinité par excellence. Depuis l’Antiquité, il symbolise le pouvoir, l’autorité. Le mot “rose” n’existait ni en grec ou en latin. On parlait plutôt d’“incarnat”. On porte du rose à la Renaissance, c’est une mode pour les élites et pour les hommes. En France, à l’époque des Lumières, Madame de Pompadour va mettre le rose à la mode, mais cela n’a rien de spécifiquement féminin. À partir du XIIe siècle, le bleu est une couleur de plus en plus attribuée aux femmes, en référence au manteau bleu de la Vierge Marie. Les enfants sont habillés le plus souvent en blanc, qui évoque la pureté et l’innocence. La réforme protestante va influer sur la mode et induire des changements en favorisant le noir, le brun, le gris et le bleu. Le bleu est ainsi de plus en plus assimilé au pouvoir. Les femmes s’habillent souvent alors en rouge, même les paysannes. Goethe nous explique que le “sexe féminin dans sa jeunesse est attaché au rose et au vert d’eau”. Au XIXsiècle, les vêtements colorés se démocratisent ; le rouge et le bleu sont aussi utilisés pour les enfants, dans des tons adoucis. Dans les pays anglo-saxons, l’utilisation du bleu pour les garçons et du rose pour les filles commence au milieu du XIXe siècle pour les élites, puis s’intensifie avec le développement du marketing. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rose devient une valeur sûre de la publicité pour les femmes au foyer. À partir de 1980, notre société de consommation incite à différencier le garçon de la fille, afin d’éviter que la grande sœur ou que le grand frère passe ses affaires ou ses jouets à son petit frère ou à sa petite sœur. » Pour l’historien Michel Pastoureau, la couleur est d’abord une notion abstraite. Contrairement à l’approche neuro-esthétique, selon lui, c’est la société qui fait la couleur : elle est culturelle. La couleur est rebelle à l’analyse et à la synthèse. Selon lui, le jaune est une couleur solaire associée à la joie.  Au Moyen Âge, le jaune était considéré comme une couleur bienveillante ; mais à partir de la fin de cette période, tout devient marron, et le jaune est associé à la maladie, à la couleur de l’urine. Plus tard, Vermeer a utilisé le jaune, et les impressionnistes ont remis définitivement cette couleur à l’honneur ; les peintres fauvistes ressortent le jaune, avec des artistes comme Henri Matisse, André Derain, Maurice Vlaminck, Vincent Van Gogh. En fait, ce sont les peintres qui réhabilitent le jaune. Pastoureau dit également que les petites classes sociales au XVIIIe siècle portent des couleurs fortes, alors que les élites se distinguent avec des couleurs en demi-teinte. Selon lui, trop de couleur tue la couleur. Il mentionne que des urbanistes ont cherché à mettre de grands aplats de couleurs vives dans le tissu urbain, et que la population a demandé d’enlever ce marqueur social.

 

De l’histoire de l’art aux neurosciences

Si l’histoire de la couleur est un sujet passionnant, il n’en est pas moins que la démarche de l’historien relève de questions sociales et culturelles, mais pas biologiques, contrairement à la neuroesthétique. La neuroesthétique centre son attention sur le système humain en tant qu’identité biologique : cela induit que le pouvoir de la neuroesthétique doit être relativisé, puisque des paramètres culturels participent au jugement esthétique. Cela induit également que le point de vue de l’historien et celui des psychologies cognitives se complètent et apportent des informations de différentes natures.  En psychologie cognitive, le visiteur occidental d’un musée comme le Louvre se trouve devant des œuvres qui représentent son idée du beau : autrement dit, ce qui est reconnu comme tel par sa propre culture. Les œuvres qu’il voit deviennent sa référence du beau. D’après l’anthropologue Marcel Mauss, une œuvre d’art est ce qui est reconnu comme tel par un groupe de personnes. L’historien, lui, a des compétences qui appartiennent au passé ; la profession d’historien de l’art a été créée afin de catégoriser des œuvres en fonction des ethnies et des périodes, alors que le neuroscientifique centre ses recherches sur des êtres vivants. Les outils de mesure dont il dispose n’existent que depuis quelques décennies. Par exemple, cela implique qu’interpréter psychologiquement la cape rouge du Petit Chaperon rouge ne semble pas sérieux, parce qu’il s’agit d’une autre époque avec d’autres codes.

 

La neuroesthétique transcende-t-elle les cultures ?

Le prix Nobel de médecine Éric Kandel préconise le diffus pour forcer l’activité cognitive. Contrairement à ce que pensait Platon, pour la neuroscience, la couleur prime sur la ligne ; plus précisément, c’est la lumière qui prime, la couleur étant corollaire aux longueurs d’onde qui se déposent sur des photons. Les fondateurs de la neuro-esthétique Semir Zeki et Vilayanur S. Ramachandran basent leurs expériences sur des patients de cultures différentes et de niveaux sociaux différents : leur ambition étant de dépasser les clivages et d’apporter une connaissance universelle. Lorsque je présente mes œuvres en Occident, j’intègre consciemment et inconsciemment des subtilités liées à ma culture. Qu’en est-il quand je présente mes créations à une culture lointaine ?  J’exerce mon activité en Asie, et je connais assez bien le Japon, par exemple ; mais pas suffisamment pour en lire toutes les subtilités, puisque je ne suis pas né au pays du Soleil-Levant. Dans ce cas, ma proposition esthétique rapproche nos cultures, et les effets biologiques devraient se ressembler ; donc, cela n’exclut pas les phénomènes créés chez l’observateur. Ainsi, l’étrangeté et la rupture avec des idées reçues sont plus propices, mais les erreurs de lecture aussi. Par exemple, si le blanc est associé à la paix en Occident, c’est lors de la cérémonie mortuaire japonaise que les proches sont traditionnellement habillés en blanc, qui est la couleur du deuil. 

 

La neuroesthétique transcende-t-elle les époques ?

Un autre phénomène semble intéressant à souligner : quand un Occidental observe, par exemple, un tableau de Botticelli, cet artiste fait partie de son héritage culturel. Cependant, cette œuvre observée provient d’une autre époque : une époque que le regardeur n’a pas vécue, et cela implique que ce que le regardeur projette est autre chose qui ne ressemble pas à ce que projetaient les contemporains du tableau. L’œuvre de Botticelli est dans ce cas transformée, elle se réincarne à travers la propre élaboration de l’observateur vivant dans un autre contexte. Le tableau de Botticelli n’est plus le même, il est malléable et se transforme en fonction de notre histoire. Le propre de l’art est de devenir ce que l’on en fait, il dépend de la manière dont nous sommes habités par l’œuvre. Si nous connaissons les effets esthétiques produits chez nos contemporains, le passé appartient aux historiens, pour comprendre les civilisations anciennes. Cela n’exclut pas d’apprécier une œuvre du passé, bien qu’elle ne projette pas la même œuvre qu’à l’époque où elle a été créée. L’œuvre d’art est le fruit d’une reconstruction.

L’historien apporte un regard ethnologique sur le monde des morts, et la neuroesthétique observe le vivant.

 

Guillaume Bottazzi –  Janvier 2023

Partager cet article
Repost0

commentaires